Brunon et la malédiction du Sickertfels
Du haut de sa forteresse, le comte Hugues embrassait du regard toutes ses terres alentour de Dagsbourg: le rocher imprenable dominait la région entière et constituait une position stratégique. Le seigneur en ressentait une fierté et une puissance toute particulière, tel un aigle du haut de son repaire.
Le comte aurait vraiment pu être satisfait de sa vie : il gérait un beau domaine forestier, sa bonne et douce épouse Heilwige lui avait déjà donné un fils nommé Brunon et les villageois payaient leurs redevances sans trop rechigner.
C’est vrai qu’il avait su choisir les hommes pour les administrer. Oui, les « Meier »faisaient bien leur travail et lui étaient fidèles. Jusque récemment…
Le comte soupira : quelle malédiction avait soudain frappé Dagsbourg?
Le dernier Meier qui lui avait prêté allégeance était en fait une sombre crapule. Il avait détourné des impôts et commis d’autres malversations sous couvert d’exigences nouvelles du
suzerain. Heureusement, le traître n’avait pas profité longtemps de ses méfaits : il était mort des suites d’une blessure faite à la chasse.
« Le châtiment divin a frappé. » avait songé le comte.
Et l’on s’était hâté de l’enterrer dans le petit cimetière qui longeait l’église.
« Une affaire qui sera bien vite oubliée…se dit le comte rassuré.
Mais voilà que le lendemain, le village de Dagsbourg était sens dessus-dessous. Dans toutes les rues, ce n’était que cris, pleurs et hurlements : « Il est revenu ! je l’ai vu ! je l’ai vu ! Mon Dieu ! protégez-nous !»
Et les villageois s’agenouillaient en se signant et levaient des bras implorants vers le ciel.
Certes, il y avait là quelque diablerie : plusieurs d’entre eux avaient vu le lugubre visage du Meier mort, à la fenêtre de sa maison.
De quoi faire trembler toute la population…
Et la situation empira encore lorsque le fossoyeur se précipita chez le curé pour lui raconter, horrifié, que le cercueil, pourtant enterré la veille, était remonté du fond du tombeau …
C’en était trop, le comte fit venir le plus réputé des exorcistes pour conjurer cette sorcellerie.
Hélas, malgré les séances d’exorcisme tenues par un curé réputé en la matière, le fantôme du Meier ne semblait pas vouloir disparaître.
La nuit, on apercevait des lumières étranges et blafardes dans la forêt. On entendait des rires hystériques et des cris glaçants montant des bois. Plus personne n’osait s’aventurer du côté du Sickertfels. Lorsque l’on grimpait dans le passage le plus sombre, bordé par les deux falaises grumeleuses, on ressentait un souffle maléfique qui vous faisait dresser le poil sur le dos ! Certains disaient même que lorsque l’on atteignait la plate-forme qui donne sur la forteresse, le vent soufflait soudain par rafales et l’on manquait de tomber et de s’écraser en contrebas…
La vie quotidienne et le labeur reprirent tout de même, avec plus ou moins de sérénité. Les paysans et les colporteurs évitaient désormais le Sickertfels.
Cependant, au château, alors que l’on s’apprêtait pour la fête des récoltes , un vent de panique monta soudain : le fils du maître avait disparu . Le petit Brunon était introuvable malgré les recherches poussées que tous les serviteurs avaient pu faire dans la forteresse.
La situation était plus qu’inquiétante, il fallait le retrouver avant la nuit. Le comte Hughes réunit ses compagnons pour organiser des battues dans le voisinage. Tous les hommes des villages voisins furent réquisitionnés à cette tâche. Les femmes se rendirent dans les églises pour dire des neuvaines, dans l’espoir que l’on retrouve sain et sauf le petit Brunon , même pas âgé de 5 années.
Avant de partir, Hughes se rendit auprès de son épouse. Elle restait très digne dans son malheur mais lorsqu’il s’approcha d’elle, il vit dans son regard combien l’effroi et la douleur l’imprégnaient. Elle lui saisit les mains et il sentit que son corps tout entier tremblait.
« Mon doux Sire , souffla-t-elle au bord des larmes , ramenez-moi mon enfant …s’il lui était arrivé malheur, je ne pourrais supporter sa perte…j’en mourrais…
- Ma mie , je vous en fais le serment : je ne reviendrai sous vos yeux qu’avec notre Brunon dans les bras. »
Et il tourna les talons .
Ce fut la plus grande battue jamais organisée de vie d’homme. Partis de la forteresse , ils s’en éloignèrent petit à petit , formant un cercle de plus en plus grand. Le son du cor fut choisi comme signe de ralliement.
Dans tous les bois autour de Dagsbourg, on n’entendait que les aboiements des chiens et les appels des hommes. Chaque buisson était fouillé, chaque rocher retourné, chaque anfractuosité examinée … rien , aucune trace de l’enfant…autant chercher une aiguille dans une botte de foin …
Le comte et ses proches compagnons d’armes s’éloignaient de plus en plus de la forteresse, ils arrivèrent au bas du Sickertfels.
Soudain le silence se fit. Plus un souffle de vent n'agitait les feuilles....les chiens se turent et se rapprochèrent en gémissant de leur maître, la queue entre les pattes.
Les hommes sentaient leur gorge se serrer cependant qu’ils gravissaient l’étroit et sombre passage .
Ils avaient atteint la plate-forme, et là, le comte et ses hommes virent distinctement un petit corps roulé en boule… le comte crut que son cœur s’arrêtait de battre…
« Restez-là ! ordonna-t-il ; je veux y aller seul. »
Et il s’avança lentement vers l’enfant. Hugues se pencha au-dessus du corps et, la main tremblante, il l’examina tendrement … l’enfant avait les joues roses et le souffle régulier : il dormait !
Un rire nerveux et incompressible le prit ,il saisit le petit Brunon dans ses bras et l’embrassa avec amour .
« Mon enfant ! mon enfant ! tu es là ! tu es vivant !
Mon dieu !merci ! merci !»
Des cris de joie et des prières de remerciement résonnèrent de tous côtés pendant de longs moments.
Le petit Brunon semblait tout étonné de cette agitation mais effrayé, en aucune façon .
Naturellement , le comte lui demanda comment il s’était retrouvé si loin du château, dans un endroit si funeste …la tête de l’enfant s’auréola alors d’une douce lumière , il dit que des voix l’avaient guidé et montra du doigt le rocher de Dagsbourg sur lequel était construite la forteresse …la brume était épaisse , mais devant leurs yeux ébahis, la forteresse avait disparu …et c’était bien …une église qu’ils voyaient maintenant au sommet du rocher !
La vision ne dura que quelques secondes mais tous comprirent que c’était une intervention divine. Le cœur et l’âme empreints de gratitude, Hugues et ses compagnons rentrèrent au château, dans un silence religieux.
Heilwige pleura de joie en serrant son petit contre son cœur et le couvrit de baisers. Elle se laissa même aller à sangloter de soulagement dans les bras de son époux. Pendant huit jours, on organisa des cérémonies de remerciement et des festivités pour cet événement au dénouement si heureux.
L'on raconte qu’à partir de ce moment là, on ne ressentit plus aucune présence maléfique sur le Sickertfels , ni alentour.
Personne ne sut jamais comment Brunon était parvenu sans encombre à cet endroit avec ses petites jambes d’enfant …mais qui peut estimer la force des Voix ?
IL fut appelé à un destin encore plus extraordinaire puisque c’est lui qui devint le fameux pape Saint Léon IX que l’on honore encore de nos jours dans la chapelle du Rocher de Dabo…
Véronique.