Guschti était un brave bûcheron natif de Soultzeren, il avait épousé une jeune lavandière nommée Finnele. Tous deux vivaient dans la forêt aux abords du lac, dans une charmante maisonnette. Ils travaillaient dur tous les deux mais leur table était toujours fourni et Guschti avait toujours de quoi remplir sa chopine. Une belle vie, me direz vous ? C'est du moins ce que pensait Guschti, un homme d'heureuse nature qui aimait travailler dans son bois. Chaque matin, il s'émerveillait en voyant la brume se lever sur les eaux vertes du lac. Parfois, une bergeronnette venait le saluer avant de s'envoler sous les frondaisons des hêtres ou alors c'était un écureuil qui passait comme un éclair roux le long d'un tronc. Il ne se sentait jamais seul, ressentant parmi les arbres de mystérieuses présences qui l'observaient durant son travail : des lutins des bois ou fées... qui pourrait le dire ?
La vie de sa femme était moins idyllique : laver le linge n'a jamais été gratifiant mais laver celui des autres encore moins. Surtout lorsque l'eau vous glace jusqu'aux os et que vos mains sont recouvertes de douloureuses gerçures et crevasses. Finnele avait pour clients, de riches paysans des environs. Une fois lavé et repassé, elle leur rapportait le linge, c'est là qu'elle découvrait avec envie leur intérieur si propre et confortable. <<Tu te rends compte qu'ils ont un Kacheloffe dans la Stub s'écriait-elle quand son mari rentrait. La pièce n'est pas enfumée comme chez nous et par terre, ils ont un plancher... Tu te rends compte...>>
-Mais Schatzele, de quoi te plains tu ? Chez nous pas besoin de balayer, tu laisses entrer les poules et hop, les miettes disparaissent ! rétorquait Guschti sans comprendre.
- Si seulement tu pouvais être plus ambitieux ! toi, tu restes dans la forêt à couper du bois pour tous ces fainéants ! et moi, je flétris avant l'âge avec ce travail éreintant ! Regarde mes mains, je n'arrive même plus à plier les doigts ! et as-tu au moins réclamé ce qu'ils nous devaient ?
Guschti baissait la tête un peu honteux, non, il n'avait pas encore réclamé la somme que lui devait le forgeron depuis plusieurs semaines. Sa femme venait d'avoir son quatrième petit et ils étaient dans le besoin.
<<Nous aussi, on sera dans le besoin si tu ne réclames pas ton dû, continuait Finnele>>
Guschti se leva et quitta la maisonnette pour aller pêcher au bord du lac. Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient une telle altercation et il aimait à se retrouver seul au bord de l'eau. Il faut croire que le lac Vert avait la faculté d'apaiser les coeurs car il trouvait souvent réponse à ses questions. Sa jolie Finnele était devenue acariâtre, il ne comprenait pas pourquoi... au début, elle aimait leur vie rude au coeur de la forêt...elle l'accompagnait parfois et rapportait des fagots, des paniers de brimbelles ou de chanterelles selon la saison. Ils appréciaient tous deux les parfums de l'humus sous leurs pas et les chants des oiseaux... La forêt n'avait pas changé mais Finnele... peut être avait-il perdu son amour ? Des larmes lui montèrent aux yeux et l'une d'entre elles tomba dans l'eau froide.
Guschti était là, perdu dans ses pensées, lorsque soudain, des remous étranges agitèrent les eaux. Et ses yeux s'écarquillèrent de surprise et d'effroi ! C'était donc vrai, il en avait déjà entendu parler au village: Devant lui apparaissait une ondine à la peau et aux cheveux blancs comme la lune. Il ne voyait que son buste mais devinait le reste de son corps de poisson qui ondulait dans les eaux vertes. devinant sa crainte, la sirènne ne s'approcha pas trop de lui et le rassura lui disant qu'elle n'allait lui faire aucun mal.
<<Je te connais, lui dit-elle, je t'observe depuis longtemps. Chaque fois que tu viens te reposer sur les bords du lac, je te regarde. Tu as l'air si triste aujourd'hui, dis moi ce que je peux faire pour toi. Peut être pourrais-je t'aider ?>>
Quelque peu rassuré, Guschti lui ouvrit son coeur et lui expliqua combien il aurait aimé retrouver l'amour de sa bien aimée. Si seulement il pouvait avoir plus d'argent pour lui offrir ce dont elle rêvait.
<<Attends moi, déclara l'ondine, et d'un brusque plongeon, elle disparut dans les profondeurs pour remonter quelques instants plus tard avec des pièces d'or dans la main.
<<Cet or te comblerait-il, Guschti ? proposa l'ondine. - Oh, c'est plus que je n'en pourrais gagner sur toute une année, souffla-t-il gèné...
- Prends-les et fais en bon usage. J'en suis la gardienne depuis si longtemps.. mais moi, je n'en ai que faire, tu pourras en avoir d'autres. Je ne te demande qu'une chose, en plus du secret de leur provenance et de notre rencontre.. viens me voir et raconte moi la vie des hommes, je m'ennuie tant dans ces eaux froides..
Devant l'insistance de la délicate créature, Guschti promit et s'empara des pièces d'or. Il lui raconta alors la rudesse du quotidien des paysans, les marchés hebdomadaires et les fêtes saisonnières. Chaque fois la sirène lui remettait quelques pièces d'or avec lesquelles il achetait des présents pour faire plaisir à son épouse, prétendant avoir été largement payé par ses clients... C'est ainsi qu'ils eurent, eux aussi, un poële en faïence et un beau plancher. Finnele portait un châle brodé sur ses épaules à la place de la vieille pièce de tissu rapiécée
-Es tu heureuse ma Finnele ? demandait Guschti, lorsqu'ils étaient tous deux blottis contre le Kachelofe qui chauffait agréablement toute la maison.
- C'est sûr que notre vie est meilleure maintenant, je peux marcher la tête haute. Mais j'ai vu chez la femme du bourgmestre une tapisserie de toute beauté. Nous pourrions aussi en avoir une qui ornerait ce mur ? Qu'en penses-tu mon chéri ? Guschti soupira tristement et lui assura qu'elle pourrait elle aussi avoir une belle tapisserie au mur. Il se demandait quand cette escalade d'exigences s'arrêterait.. Il allait maintenant rendre visite à la sirène chaque semaine, lui rendant compte des derniers potins de la vallée. Comme promis, la belle ondine s'enfonçait alors sous les flots d'un grâcieux coup de rein et remontait à la surface avec les précieuses pièces dorées.
Finnele était aux anges, bientôt elle serait une "dame" et n'aurait plus honte de la vie qu'elle menait. Comme c'était agréable de s'offrir des tissus de prix et des objets précieux... La jeune femme avait même pu refuser du linge à laver car son époux gagnait suffisamment d'argent. Elle commençait cependant à se poser des questions. Guschti restait toujours très vague quant à la provenance de toutes ces pièces d'or. D'autre part, voilà plusieurs nuits qu'elle remarquait l'absence de son époux dans leur lit pendant de longs moments... Elle décida de le surveiller de près. C'est ainsi qu'elle le suivit discrètement au bord du lac et, cachée derrière un rocher, elle découvrit avec terreur le secret de son époux... mais dans la nuit noire, Finnele butta contre une pierre et révéla sa présence. Poussant un cri de dépit, l'ondine plongea immédiatement dans le lac, ses longs cheveux couleur de lune ondulèrent sur les flots, puis, d'un coup de queue puissant, elle disparut à leurs yeux ébahis.
<< Mon pauvre Guschti, voilà donc d'où provenait cet or. Comme je regrette de t'avoir obligé à pactiser avec cette créature du diable pour satisfaire ma vanité... mais c'est terminé maintenant, viens, rentrons... >>
Ils ne revirent plus jamais la sirène et le jeune couple reprit sa vie simple. Cependant Finnele, en bonne gestionnaire avait mis suffisamment d'argent de côté pour s'offrir une petite échope qu'elle installa au bord du lac et qu'elle nomma "A la belle ondine"...
V. A.